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Nouvel article paru dans Road Trip Magazine il y a quelques mois.
J’ignore ce qui frappe le plus lorsqu’on la voit pour la première fois : son énergie, son sourire ou encore son regard pétillant de malice. Elle se fait appeler the wandering wasp, la guêpe vagabonde. Et ce surnom, je dois l’avouer, lui va comme un gant.
Voici son histoire.
Sa carte d’identité nous apprend qu’elle a 32 ans, qu’elle est de Singapour et qu’elle se prénomme Juvena Huang. Elle a des cheveux noir jais, coupés courts, une taille de guêpe mais en hauteur, et un visage qui inspire, transpire même, la joie. Enfin, et ce n’est pas le moindre, elle possède un scooter rouge avec lequel, le 16 mai 2015, elle a quitté sa ville natale en direction de l’Ouest pour un voyage de 27 mois au travers de 25 pays. Le rouge est sa couleur. Le rouge et le noir, teintes dominantes de la plupart de ses vêtements, y compris de sa combinaison de moto.
Avant de devenir voyageuse, elle menait une vie rangée dans cette petite ville-état d’Asie tropicale qu’est Singapour. Ses parents lui avaient inculqué le sens du travail et de l’effort, qui devait la mener au succès social. De fait, une fois son diplôme en poche, elle avait décroché un emploi d’assistante de recherche dans une école polytechnique. La prochaine étape logique devait être le mariage et les enfants. Rien, absolument rien, ne la prédisposait au nomadisme ! Ni dans sa culture ni dans son éducation !
Pourtant un premier voyage, quelques années auparavant, avait fait germer une petite graine dans son esprit. C’était au Vietnam. Elle y avait été avec un camarade d’école. Sur place, elle s’était liée d’amitié avec des filles H’mông, qui vendaient des produits artisanaux aux touristes. Leurs chemins de vie étaient radicalement différents de celui de Juvena. C’est à leur côté qu’elle avait ouvert les yeux sur la richesse et la diversité du monde. C’est en riant avec elles qu’elle avait pour la première fois rêvé de parcourir le monde. Mais au retour, la vie avait repris son cours, et le rêve était resté au Vietnam. Et puis un triste soir, le téléphone a sonné. Son ami était mort dans un accident. Ce jour-là, Juvena a pris conscience de l’impermanence de la vie. Alors, elle a pris la décision de vivre ses rêves. La guêpe vagabonde est née ainsi. D’un rêve et d’une tragédie.
Cinq ans après le drame, elle est prête. Pourtant le matin du départ, elle doute, elle a peur même. En démissionnant, elle a renoncé à tous revenus, à toute sécurité. Elle n’a plus que ses économies. Et son scooter. Sortir du parking, quitter sa famille est une épreuve. Des questions, toutes les plus angoissantes les unes que les autres ne cessent de tourner dans sa tête. Et si, mon scooter tombe en panne ? Et si, j’ai un accident ? Ou si je me fais agresser ? Et si, mes parents tombent malades ? Renoncer à la bulle sécuritaire de Singapour pour une vie d’incertitudes n’est pas une chose évidente pour cette jeune fille de 27 ans. Toutes ces attaches à l’idée de confort et de sécurité sont les plus difficiles à lâcher. Alors il lui faut toute sa volonté, toute son énergie pour s’élancer. Et faire de cette expression, « carpe diem », si galvaudée en apparence, son cri de guerre, son cri de vie.
Traverser la Malaisie est une simple formalité. En Thaïlande, elle reçoit son premier gros cours de mécanique en participant à la révision complète de son scooter, même le moteur est ouvert. Puis, elle repart en direction du Myanmar qu’elle traverse en convoi, sous l’escorte d’un guide comme l’exige la loi du pays. C’est ainsi qu’elle se retrouve au Meghalaya, dans le nord-est de l’Inde dès la mi-juin 2015, soit un mois après son départ. Elle rencontre le peuple Khasi, une société matriarcale. Dans cette société, les enfants portent le nom de leur mère et non de leur père. D’ailleurs Kha-Si signifie littéralement « né d’une mère ». Détail amusant, dans cette société, certains hommes militent pour…. l’égalité des sexes. Une femme lui confie qu’elle ne veut plus se marier avec un homme Khasi, parce qu’ils n’en veulent qu’à son argent. Elle tombe littéralement amoureuse de cette province méconnue, et s’extasie devant de curieux ponts végétaux construits à l’aide de racines d’arbres entrelacées. Il faut 15 ans pour qu’un tel pont soit totalement opérationnel.
Pourtant elle ne s’attarde pas, tout en se promettant d’y revenir. C’est une constante chez le voyageur au long cours, lors du premier voyage : au début il va trop vite. Il faut du temps pour apprendre la lenteur. Il faut du temps pour comprendre que le voyage commence lorsque l’on s’arrête.
Elle arrive fin juin dans un Népal dévasté depuis peu par un violent tremblement de terre. Elle reste admirative devant la résilience de la population qui affronte l’épreuve avec calme. Les professeurs, par exemple, continuent de faire cours, mais faute de locaux, cela se déroule sous des tentes de fortune.
Elle reprend la route vers le Ladakh où elle pense mourir d’une hyperventilation due à l’altitude alors qu’elle est aux environs de 4000 m. Pourtant, peu après, elle décide, contre l’avis général, d’emprunter la route la plus haute du monde avec un col à 5 359 mètres, celui de Khardungla. Son crédo : si tu n’essayes pas, tu n’as aucune chance de réussir. La route est ardue, et plus elle monte, plus la difficulté augmente. La glace recouvre la chaussée et elle tombe, une, deux, trois, quatre fois. Un automobiliste s’arrête afin de l’aider et improvise des chaines à l’aide d’une corde. Et c’est avec un sentiment de victoire que, juchée sur son fidèle scooter rouge, elle arrive enfin en haut.
Après l’Inde, c’est le Pakistan. Ce pays à la réputation si sulfureuse. Tous lui déconseillent de s’y aventurer. Trop dangereux, surtout pour une femme seule. Elle risque, à tous le moins de s’y faire kidnapper. Pourtant là encore, elle fait fi des oiseaux de mauvais augure, et passe la fameuse frontière de Wagah en octobre 2015. Quel est son état d’esprit à ce moment-là ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que le Pakistan est le pays qui la marquera le plus, de par la gentillesse et l’hospitalité de sa population. Elle y reste 4 mois et demi parcourant le pays malgré la lourdeur des procédures administratives obligatoires pour aller dans certaines régions. Son statut de femme, loin d’être un handicap, s’avère être un avantage.
Certes, il lui arrive d’avoir des avances un peu trop insistantes de la part de certains hommes, mais au final ce n’est pas si fréquent et le plus souvent, son statut de femme lui garantit aide et protection, plus particulièrement de la part de la communauté des motards autochtones. En outre, cela lui ouvre les portes de nombreuses demeures, et lui permet de pénétrer l’intimité des familles, chose impossible aux voyageurs masculins. De nombreuses fois, elle est effectivement kidnappée. Mais ce sont des rapts pleins de bonnes intentions qui s’avèrent surtout dangereux pour sa ligne. C’est à qui la nourrit le plus et le mieux. Un homme égorge presque deux chèvres en son honneur, avant qu’elle ne l’arrête en lui confiant qu’elle est végétarienne. Au final, elle comprend que le jugement manichéen des médias est inepte. Comment juger un pays à la diversité culturelle si forte et dont le taux d’alphabétisation des filles varie de 2 % à 100 % selon les provinces ?
Le chemin vers l’Iran passe par une région particulière du Pakistan : le Baloutchistan aux velléités indépendantiste bordé au Nord, par l’Afghanistan et ses talibans. C’est la province à la fois la plus vaste et la moins peuplée du Pakistan. C’est également un territoire ancré dans ses traditions où la femme n’a pas sa place dans l’espace public. Les attentats-suicides y sont fréquents. Et certains étrangers y ont été kidnappés par le passé. Pour le voyageur, cela représente plus de 800 km à parcourir sous escorte militaire dans une zone insurrectionnelle. Et c’est là, au cœur de cette contrée si particulière que son petit scooter rouge décide de lui faire une blague en tombant en panne. Heureusement, un mécanicien fixe le problème en une journée et elle peut repartir vers l’Iran.
Elle passe la frontière de Taftan, début mars 2016. Devant elle, un second pays à la réputation tout aussi sulfureuse : l’Iran… et de fait, très vite, il lui faut affronter le redoutable ta’ârof, le code de l’hospitalité iranien. Et celui-ci s’avère d’autant plus terrible qu’elle est femme, solitaire, étrangère et motarde. Un jour, alors qu’elle roule tranquillement, une voiture la double doucement en la klaxonnant. Il s’arrête devant elle, l’obligeant à en faire de même. Un homme sort et vient vers elle. Il lui donne un petit sac de graines de tournesol. Il l’a salue et repart. L’un des principaux dangers qu’elle doit affronter en Iran est le chargement supplémentaire de son scooter dû à toute la nourriture que les personnes qu’elle croise ne manquent pas de lui donner. Un matin, au réveil, elle trouve un petit déjeuner posé près de sa tente. Personne autour. Juste ce petit déjeuner que quelqu’un a délicatement laissé alors qu’elle dormait. L’Iran est également un pays de paradoxe. Alors que l’alcool y est interdit, c’est le pays où elle a le plus eu l’occasion de boire.
Un peu plus loin, des motards iraniens passent deux jours à réparer son scooter qui avait un problème de surchauffe. Il leur faut changer piston et échappement. Mais, malgré le temps passé, malgré les pièces de rechange achetées, ils refusent tout paiement. Elle est leur invitée. Notion sacrée en Iran.
Au total, elle y passe plus de 3 mois, soit 8 mois cumulés entre le Pakistan et l’Iran. Elle n’y rencontre que gentillesse et hospitalité. Elle ne méconnaît pas les problèmes de ces pays. Cependant, elle a acquis la certitude que l’image souvent tragique qu’en présentent les médias étrangers est loin de représenter la vérité de ces peuples.
Depuis l’Iran, elle gagne l’Arménie, la Géorgie, la Turquie, la Bulgarie, la Macédoine. Le rythme se fait de plus en plus lent. Ce n’est plus une touriste mais une nomade. Elle décide de s’arrêter quelques mois en Serbie afin de faire du bénévolat au sein d’une association d’aide aux réfugiés. Elle aide à préparer et distribuer des repas à 500 demandeurs d’asile qui squattent une maison abandonnée. Leur situation est éprouvante. Surtout l’hiver. Pour chauffage, ils ne peuvent que bruler des déchets. Au fil des semaines, Juvena se lie d’amitié avec nombre d’entre eux. Elle écoute leurs histoires. Elle est également témoin de scènes dramatiques. Un jour, elle reprend du pain à un homme qui en avait pris plus que sa part. L’homme s’effondre en pleurs et se met à frapper le mur comme un désespéré. Sur le moment, elle ne comprend pas son accablement jusqu’à ce qu’un autre volontaire lui explique que son frère a été tué devant lui et qu’il a été retenu prisonnier pendant des mois. L’homme depuis ce temps, souffre d’un syndrome post-traumatique.
L’une des parties les plus délicates de sa mission est la gestion de la foule. Souvent des bagarres éclatent. C’est violent et dangereux. Mais durant ces mois passés au milieu d’eux, elle comprend qu’il faut se garder de porter sur ces gens un jugement trop péremptoire et définitif. Pour les comprendre, il faudrait soi-même vivre ce qu’ils ont vécu. Ces hommes et femmes, enfants parfois, ont connu pénurie de nourriture, maltraitance, voire plus. Ils ont été en situation de survie. Cela demande du temps, et de l’humanité, pour oublier.
Après la Serbie elle reprend la route vers la Bosnie, puis son errance la mène dans nombre des pays d’Europe. Elle finit par laisser son dévoué scooter rouge en République tchèque pour revenir dans sa ville natale en septembre 2017. Le retour est rude. C’est un véritable choc culturel et elle n’arrive pas à se réhabituer au monde consumériste. Celle qu’elle était avant de partir lui est devenue une étrangère. En 2015, Juvena est partie sur les routes. En septembre 2017, c’est la guêpe vagabonde qui est revenue. Elle ne sait pas encore comment ni ou précisément, mais elle a une certitude : bientôt elle va repartir.
2 Comments
Super ! Vraiment Super ! Carrément vraiment Super ! On est loin des pseudo voyageurs sur-médiatisés ! Une vrai histoire de baroudeur au long court ! Youpi !!!!!
venant de ta part, cela fait plaisir. A ciao;