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Souvenirs et traumas d’enfance

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J’ai eu envie de raconter un peu mon enfance et de coucher sur le papier des traumas dont je n’ai – quasiment – jamais parlé. Une sorte de psychothérapie par l’écrit. Je suis un peu dans l’introspection depuis quelques temps. Je m’en excuse, les récits de voyage reprendront bientôt.

Hier, sur facebook, le post d’un motard qui racontait avoir été attaqué par des Kangals en Turquie m’a ramené plus de 50 ans en arrière. 


Jacques Brel lors d’une interview avait eu cette phrase : « l’enfance est un lieu géographique ». Cette remarque m’avait beaucoup frappée à l’époque tellement je l’avais trouvée pertinente. 

Mon enfance à moi, elle a eu lieu en Turquie (puis mon adolescence au Portugal, mais c’est un autre sujet.)


Nous étions une petite communauté de Français, comprenant jusqu’à une cinquantaine d’enfants. Nos parents étaient des « expats », terme aujourd’hui un peu galvaudé et utilisé bien souvent à contresens. Le terme « expatrié » correspond à un statut juridique bien précis. Un expatrié est envoyé en mission dans un pays tiers. Il y est pour une période déterminée selon certaines conditions contractuelles (bien souvent plutôt très avantageuse). Un expatrié n’est pas un immigré. Inversement, un immigré n’est pas un expatrié. De nos jours, la confusion est bien souvent faite entre les deux. Pourtant, ce sont des notions bien distinctes. 

Mais ce n’est pas le sujet de mon article. 

Je veux vous parler de cette enfance si particulière qui fut la mienne. Enfin, pour moi, elle ne me semblait pas si particulière. C’était ma vie. Point. Simplement, lorsque je rentrais pour les vacances en France, il me semblait que ceux que je retrouvais alors vivaient toujours la même vie, avec les mêmes habitudes. Dans le même temps, j’avais découvert mille choses. Ce décalage ne m’a jamais totalement quitté. 

Mes parents partaient à la moindre occasion et j’ai été trainé entre sites historiques et musées toute mon enfance. En Turquie bien entendu, mais pas que. 

Très jeune j’ai vu aussi bien les camps de Dachau que celui d’Auschwitz. 

De manière générale, la vie que je menais était plus qu’enviable même si nous manquions de pas mal de denrées alimentaires – Par exemple, le lait était livré par un homme dans une cariole tirée par une mule. Bien souvent, s’il arrivait trop tard dans la matinée, il était tourné (ou bien coupé avec de l’eau s’il n’en avait pas assez). Un simple poulet devait être commandé plusieurs jours à l’avance. Et lorsque nous disposions d’un camembert gentiment amené par un français de passage, c’était jour de fête. 

Bursa était situé à 30 km de la station de sport d’hiver et à 30 km de la mer. Je passais mes hivers à skier et mes étés au bord de la mer où nous déménagions les mois les plus chauds. Mon père avait alors un des deux seuls hors-bords de toute la côte. J’ai été autorisé à partir seul avec dès l’âge de 13 ans. 

Le reste du temps, je me promenais dans la campagne. Les chiens errants y étaient nombreux, souvent en meute. Il fallait distinguer les chiens errants « normaux » souvent galeux et toujours en meute. Ils n’étaient pas trop dangereux : il suffisait de se baisser afin de faire semblant de ramasser une pierre pour les faire fuir. Les jeunes Turques étaient d’une redoutable précision – je me souviens d’un ami capable de tuer un oiseau d’un simple jet de pierre – et les chiens le savaient pertinemment. Les Autorités à cette époque menaient régulièrement des campagnes d’empoisonnement afin de les éradiquer. Ma propre chienne avait d’ailleurs été sauvée de justesse. Je n’oublierai jamais cette attente dans le cabinet vétérinaire – le praticien s’était absenté – alors que ma chienne adorée convulsait dans mes bras. Elle a été sauvée in extremis, le contrepoison étant connu et particulièrement efficace. 


Et puis, il y avait les seigneurs des campagnes : les Kangals, tueurs de loups, aux oreilles coupées et colliers à pointes d’acier. Ceux-là n’avaient peur de rien ni de personne. Ceux-là, lorsque j’en devinais la présence aux abords d’un troupeau de moutons, je m’en éloignais le plus possible. Ils me fascinaient, mais je m’en méfiais. 

J’ai connu deux épisodes particulièrement frappant. Le premier, c’était en faisant du ski hors-piste avec mon père au milieu de la forêt dans la montagne d’Uludağ. D’un coup, nous sommes tombés sur une meute de Kangals allongés dans la neige. Impossible de les éviter, il a fallu passer à une dizaine de mètres d’eux, le plus lentement possible afin de ne pas déclencher le réflexe de chasse. 

Le second a été un Kangal, bave aux lèvres. Il était assez apathique et nous nous sommes croisés à une trentaine de mètres. Un peu après des militaires sont arrivés et l’ont abattu au pistolet mitrailleur. J’ai alors appris qu’il était enragé. 


Cette vie encore une fois, à bien des égards enviables, n’a pas été sans traumatismes. 

Le premier d’entre eux, et le plus important, a été le retour. À l’époque, aucune étude sur les effets de l’expatriation sur le développement des enfants. Pourtant, cela n’était pas sans conséquences, surtout à une époque où les différences culturelles étaient bien plus marquées que maintenant. L’absence de tous liens avec la famille – hormis pour les congés – rendait la coupure de l’enfant d’expatrié encore plus saisissante. 

Pour ma part, ce fut difficile. Extrêmement. J’étais en complet décalage avec la société française et cela a dû me prendre 10 ans pour arriver à « comprendre » et accepter la France que j’ai cordialement détestée durant des années.
Pour certains, cela a été encore plus grave : dépression, suicide, basculement dans la drogue, voire la délinquance. Cela concerne assez peu de cas en valeur absolue, mais en proportion – une cinquantaine d’enfants – cela m’apparaît important. 


Très tardivement, j’ai appris que nous étions des, ETC ou TCK en anglais : Enfants de Tierce Culture ou Tierce Culture Kids.
Lorsque j’ai lu – par hasard – un article sur le sujet, tout s’est mis en place dans mon esprit.

Vers 18 ans, je me suis volontairement installé chez ma grand-mère afin d’y établir des racines. 

À l’époque, de manière inconsciente, tous mes amis étaient soit d’autres « TCK », soit des enfants d’immigrés avec lequel je partageais bien plus de choses qu’avec les jeunes Français de « souche » avec qui je me sentais en décalage permanent. 


Le retour n’a pas été le seul « trauma », il y en eut bien d’autres. Comme je vous l’ai dit, nous menions une vie enviable, à la fois très libre et privilégiée. Cependant, le pays était dur parfois. Et j’ai été amené à assister ou vivre des scènes qu’un enfant ne connaît guère en France.  


Je vais vous en narrer quelques-unes. Je vais commencer par la maladie. 

  • Un ami a été sauvé in extremis de la rage. Il avait été mordu par un chien enragé – avéré. Aucune dose de sérum n’était disponible et il a fallu le transporter en urgence à Istanbul.
  • Le père d’une camarade de classe a eu moins de chance. Il est mort du Choléra en moins de 10 jours malgré un rapatriement en France. 
  • Toujours pour ce qui concerne les maladies, à cette époque les gens n’étaient que peu ou pas vaccinés. Dans les rues, on pouvait très souvent voir des mendiants présentant des séquelles de polio, bras ou jambe atrophiés. Depuis cette époque, j’avoue être toujours un peu énervé par les courants « anti-vax » qui m’apparaissent comme des caprices d’enfants gâtés (désolé pour ceux que cela vexe).

Un peu en vrac, il y a eu également : 

  • La « rencontre » avec une mine sous-marine à la dérive. Ces mines servaient à empêcher les sous-marins de traverser le Bosphore sans émerger. Elles étaient normalement ancrées en profondeur dans le détroit. Mais parfois, certaines se détachaient et partaient à la dérive. Ce jour-là alors que je nageais j’avais aperçu une forme flottante. Intrigué je me suis approché. Je devrais dire nous en fait : je n’étais pas seul ce jour-là. Un adulte dont j’ai oublié le nom m’accompagnait. Il a vite compris le danger et nous nous sommes éloignés. L’engin a été signalé (je ne saurai dire par qui ? Pêcheurs ou l’homme qui était avec moi ?) et les militaires sont rapidement intervenus afin de le faire exploser.
  • Mon père qui a quelques secondes près aurait pu se faire tuer par une grenade lancée par des « pêcheurs ». Nous étions seuls sur une petite crique. Il venait tout juste de sortir de l’eau où il avait été chasser quelques poissons au harpon. Et d’un coup, de l’autre côté d’un petit promontoire rocheux, nous avons entendu une violente déflagration. Quelques minutes plus tard, des centaines de poissons flottaient à la surface ventre en l’air.
  • Un camarade de classe, qui en se promenant est tombé sur le cadavre d’un enfant ligoté et en état de décomposition avancée. 

L’une des choses qui choquaient le plus mon âme d’enfant, je l’avoue, était le statut de la femme. Je soutiens et soutiendrais inlassablement que l’hospitalité dans les pays de Mahomet est incomparable. Cependant, j’ai toujours pensé qu’il y avait pas mal de choses à revoir sur ce point. À commencer, par la ségrégation dès le plus jeune âge – la prépuberté environ – entre garçons et filles. J’en ai personnellement souffert bien que Français puisqu’il n’y avait pas de camarade de classe féminine de mon âge dans la communauté de Français. Et que du côté Turque c’était un interdit. 

Lorsque je suis rentré en France, en tant que jeune adulte, j’ai mis des années avant d’apprendre à me comporter avec les jeunes femmes. Je n’avais pas les « codes ».


Une scène m’a particulièrement marquée. Je devais avoir 10 ans.


Une enfant s’était fait renverser par une voiture. Incident sans gravité, la petite fille en était quitte pour une belle frayeur et quelques adultes s’occupaient à la consoler. Mais il y avait cet homme, le grand-père, je crois, qui s’est mis à hurler tout en se suspendant à une énorme branche de figuier. Je l’ai regardé sans comprendre au départ. Il a réussi à arracher ladite branche – énorme – il devait la tenir à deux mains et s’est mis à frapper comme plâtre la jeune femme qui était responsable de la garde de l’enfant (sans que je sache s’il s’agissait d’une simple nounou ou de la mère). La jeune femme se roulait au sol en hurlant de terreur et de douleur. Personne n’est intervenu. 

Dans les souvenirs marquants, il y a bien entendu le fait d’avoir vécu quelques mois dans un pays en guerre. C’était la guerre de Chypre en 1974. Le soir, c’était le couvre-feu et tout devait être calfeutré. Dans les rues de nombreux chars attendaient d’être réparés, chenilles brisées. 

Nous étions en France lorsque cette guerre a été déclarée. Nonobstant, mon père a décidé de rentrer – chez nous en Turquie – par la route puisque tout autre moyen de transport était impossible. Il ignorait même si la frontière était ouverte. Et pourtant, il est parti afin de reprendre son travail, embarquant femme et enfant avec lui pour un périple de 3000 km au travers des pays du bloc de l’Est. 

Cela serait sans doute inconcevable de nos jours. Nous sommes arrivés en Turquie par la frontière bulgare, non loin de la Grèce à Edirne. C’était le soir, et couvre-feu oblige, mes parents ont décidé de faire halte dans un caravansérail.  Guerre oblige, il n’y avait ni client (à part nous) ni lumière. Le gérant avait malgré tout accepté d’allumer le temps de prendre la photo que j’ai mise en illustration de cet article.

À l’époque les routes goudronnées étaient encore assez rares. Je me souviens avoir assisté aux travaux de la première route – goudronnée – entre Bursa et Istanbul. Avant cela, c’était une simple piste poussiéreuse sur laquelle nous avions failli être tués à bord de notre R16. La roue d’un camion a frôlé – littéralement, la carrosserie a été mise à nue sur qq cm – notre aile arrière droite et j’ai eu largement le temps de la voir à quelques centimètres de moi (mon père avait entrepris de doubler le camion, qui lui-même dans le même temps a doublé une carriole à cheval alors qu’une voiture est arrivée en face au même instant. Il y a donc eu 4 véhicules de fronts dans une piste prévue normalement pour deux. Fort heureusement les travaux de stabilisation en vue de la construction de la route ont fait que cet endroit était un peu plus large).  

Je ne parle pas de routes menant à l’intérieur du pays. Ce n’est pas pour rien que toutes les R12 vendues à l’époque étaient pourvues d’amortisseurs renforcés et d’une plaque de tôle protectrice sous le moteur. 

Néanmoins ce point a rapidement évolué et je pense que la plupart des grands axes avaient été goudronnés vers le milieu des années 70. La mémoire me fait un peu défaut sur ce point. 


Tout ceci pour dire que circuler sur les routes n’était pas sans risques. Les gens n’avaient pour la plupart, aucune notion de sécurité routière et le concept de distance d’arrêt leur était étranger. Une personne pouvait très bien décider de traverser devant votre voiture, présumant que vous alliez vous arrêter. Il faut ajouter que tuer quelqu’un – surtout un enfant – dans un village, c’était au mieux la prison assurée et au pire le lynchage par la population. 

Je me souviens d’un homme qui, un jour, s’est rué vers notre voiture et s’est engouffré sur la banquette arrière en hurlant à mon père de démarrer. Une foule furieuse le pourchassait. Il avait, semble-t-il, renversé et tué un enfant.


J’en viens aux deux souvenirs qui m’ont marqué le plus durablement. Ce sont deux accidents de la route.

Attention : âmes sensibles s’abstenir.

Je n’ai pas assisté directement au premier, mais il venait de se produire lorsque nous sommes arrivés. Un bus était tombé d’un pont dans une rivière assez encaissée en contrebas. Je n’ai pas vu de corps, ils devaient être emprisonnés dans le bus que l’on pouvait apercevoir totalement broyé. 

Je me souviens des couleurs. 


C’était le printemps, l’herbe était verte. Au bord de l’eau, sur la prairie en bas, des femmes regardaient l’accident choqué. Elles étaient toutes habillées de noire. Au loin, la rivière coulait d’une belle couleur brune. Et juste en bas du pont sur une distance d’environ 50 ou 100 m, elle était rouge, totalement rouge. 


Le second accident, j’y ai quasiment assisté. Je dis quasiment parce que je tournais le dos à la scène au moment de l’impact. Je me suis retourné au bruit du coup de frein et des cris de terreur.


Une femme et sa fille mésestimant sans doute la distance d’arrêt d’un véhicule ont décidé de traverser au moment où un camion arrivait. Ce dernier n’a pas pu les éviter. Lorsque je me suis retourné, j’ai pu voir les deux corps finir d’être déchiquetés. Sous l’impact, quelque chose avait giclé et s’était écrasé à quelques mètres de moi, peut-être 3 ou 4. J’ai regardé … c’était un cerveau. Presque intact.  Cette image ne m’a jamais quittée. Et je ne crois pas avoir souvent raconté cette histoire. 

Pour terminer sur un souvenir plus drôle, il y a eu également l’histoire de cet homme qui vivait – seul pensions nous – dans une cabane située dans un champ d’Olivier en bord de mer. Nous avions l’habitude de pique-niquer sur la plage jouxtant son champ. Il nous demandait quelques pièces comme droit de passage sur sa propriété. Si d’aventure, il n’était pas là lors de notre arrivée, il venait sur la plage réclamer son obole.
Ce jour-là des touristes de passage – c’était encore rare à l’époque – sans doute rassuré par notre présence ont décidé de venir bronzer à quelques pas de nous.
L’homme est donc venu et leur a également demandé sa dîme. Les touristes n’ont-ils pas compris ou voulu comprendre, je l’ignore ? Mais ils ont refusé de payer. L’homme furieux est reparti en hurlant. Quelques minutes plus tard, nous l’avons vu sortir de chez lui, cartouchière en bandoulière, fusil à la main avec.. Deux femmes – dont nous n’avions jamais soupçonné l’existence – s’agrippant à ses jambes en se laissant traîner par terre et hurlant : ne les tue pas, ne les tue pas ! 

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4 Comments

  • Reply Gaëlle 3 novembre 2025 at 14 h 18 min

    Qu’est-ce je te comprends mon J.J
    Une idée ?
    Et si tu organisais un RDV pour parler de son *enfance vécue ailleurs* entre les amis qui te suivent.
    La règle : *pas de jugement*
    Dans une salle, parc, chez un particulier…etc…..
    Ça serait une *une thérapie collective*.
    Je m’inscris *première* 👍
    *Libère l’enfant en toi* baptisée par moi.
    Bisous 😘 😘

  • Reply Dao 2 novembre 2025 at 17 h 21 min

    Moi, j’ai été traumatisé par quelqu’un qui racontait ses souvenirs de Jeunesse en Turquie !!

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