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Bardia – Baignade avec les tigres

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Je suis assis à la table d’une petite maison basse qui tient lieu de restaurant. Les murs sont en pisés, le toit en tôle recouvert de chaume, dérisoire isolation thermique face à la chaleur moite. Les nappes sont vertes et les chaises en bois. Au-dessus de moi, un ventilateur tourne me procurant un semblant de fraicheur. La mousson approche. Ma tasse de café est vide. Je commande un jus de mangue.

Par la fenêtre grillagée, j’observe un homme labourant son champ. Mais ici, nul vrombissement de moteur, non rien, aucune nuisance sonore, hormis peut-être celle de mon ventilateur. Sur ma gauche, deux oiseaux se font la cour. A moins qu’ils ne se chamaillent. Je retourne à ma contemplation du laboureur. D’une main il tient son soc de charrue, de l’autre un long bâton de bambou qui lui sert à diriger les deux bœufs faisant office de tracteur. Un peu plus loin, j’aperçois la silhouette courbée d’une femme. Mais elle est trop loin pour que je puisse discerner ce qu’elle fait. Un peu plus près un jeune garçon lave sa tenue d’école dans la rivière : une chemise, un pantalon et une cravate. Une fois terminé, il va l’étendre sur la barrière qui sépare la petite maison où je me trouve des champs environnants. Elle est en bambou, toute comme le pont qui enjambe la petite rivière. Je note d’ailleurs que l’armature de la maison est, elle-même, en bambou. Seuls la charpente et les piliers maitres sont en bois. Une jeune fille répare un morceau de mur, un seau de boue posé à ses pieds. Elle étend consciencieusement la terre argileuse sur la partie ébréchée. Dans quelques heures, une fois sèche, plus rien de permettra de distinguer la partie réparée du reste du mur. Je l’observe. Elle doit avoir 17 ou 18 ans. Elle me fait penser à la maitresse des dragons dans « games of Thrones ». De taille moyenne, mais de port altier, elle affiche souvent un joli sourire perlant de gentillesse. Sur ma gauche, une jeune vache s’approche nez au vent. Elle a un « je ne sais quoi » d’espiègle. Je comprends vite qu’elle a repéré les grains de blé en train de sécher sur une natte à même le sol. Mais la jeune fille l’a vu elle aussi, et armée d’un bâton elle a vite fait de chasser la petite voleuse.

Cela fait 3 jours à peine, que je suis au Népal. Lors du passage de la frontière, côté Indien, une femme en Sari tamponne mon passeport. Elle a chaud. Moi plus encore. Ce jour-là, nul ventilateur ne vient rafraichir les pauvres bipèdes que nous sommes. Il n’y a plus d’électricité depuis deux jours. Une tempête a déraciné de nombreux arbres coupant dans le même temps les lignes électriques. Elle utilise son téléphone portable afin de vérifier mon identité auprès d’un homme qui j’imagine être, lui, assis sous la fraicheur d’un ventilateur dans un bureau situé je ne sais où.

Une fois les démarches terminées côté indien, j’enfourche Utopia et me dirige vers la douane népalaise. Je m’arrête à un premier point de contrôle et remplis un registre. Autour de moi, des gens en chars à bœufs ou à vélo vont et viennent. Il y a assez peu de voitures. Et aucun camion, ce qui n’est guère étonnant : le passage sur le barrage enjambant la rivière que j’ai traversé quelques instants auparavant est beaucoup trop étroit pour eux. L’ambiance est bonne enfant et les gabelous souriants. C’est la douane la plus paisible et bucolique, qu’il m’a été donné de traverser depuis le début de ce voyage.  Je repars vers le prochain poste. Le moteur d’Utopia tourne parfaitement malgré la perte de compression sur l’un des cylindres que j’ai diagnostiquée il y a quelques jours. Je m’arrête devant les bureaux de déclaration d’importation de véhicules. Une jeune vache est tranquillement allongée devant le guichet. J’hésite à l’enjamber. La femme me fait signe de faire le tour du bâtiment afin de la rejoindre à l’intérieur. Je remplis un second registre, mais celui-ci porte sur le pédigrée d’Utopia : Marque, modèle, année de naissance, pardon de construction, immatriculation, numéro de moteur et de châssis. J’en profite pour consulter l’historique. Très peu de véhicules immatriculés en France : je n’en vois que 3 sur 2 ans. Je discute un moment avec la femme tout en feuilletant mon passeport. Je constate qu’aucun tampon n’a été mis pour valider mon entrée sur le territoire Népalais lors du premier contrôle. Interloqué je pose la question.

  • Vous n’êtes pas allé à l’immigration ? me répond-elle.
  • Euh… où est-ce ?
  • Le long de la route, à 100 m d’ici.

De fait, je suis passé devant sans les voir. Et personne ne m’a arrêté.

Une fois l’ensemble des formalités effectuées et mon passeport dûment tamponné, je reprends la route en direction d’un premier parc national : celui de Bardia. Les premiers kilomètres sont enchanteurs. Le nombre de chars à bœufs dépasse largement celui des voitures. Le Népal, au moins dans sa partie occidentale, est un pays rural. Mais pas de cette ruralité tout à la fois mécanique et désertique que l’on connaît désormais en Europe. Non ici règne une ruralité perdue. De celle qu’à du connaître nos grands-parents, où hommes et bêtes se mélangent dans une sorte de langueur rude mais bienveillante. La campagne est verte. Au fil des kilomètres, une certitude s’impose en moi : je vais adorer le Népal.

J’arrive à la Guesthouse, choisie au hasard parmi celles indiquées sur une « apps », destinées aux grands voyageurs, « iOverlander » à la nuit tombée.

Le goudron a laissé la place à une piste de profonds graviers fraichement étendus et c’est donc avec précaution que je parcoure les 20 derniers kilomètres à la lueur du mauvais phare d’Utopia.

Le patron m’informe qu’il n’a qu’un seul autre client pour le moment : un jeune français, Maxime. Il dort déjà : demain il va en safari à pieds dans le parc tout proche. Il ne me faut pas 30 secondes pour prendre ma décision et je m’incruste dans le safari prévu.

L’aube dort encore, lorsque le patron frappe à ma porte. A moitié réveillé, j’arrive dans la salle commune. Max est déjà là. Il termine son petit déjeuner. Je suis à peine assis, qu’une assiette de crêpes à la banane et au miel est posée devant moi. Je réclame un café et engage la conversation avec Max. Cela fait quelques mois qu’il voyage en sac à dos. Il a terminé son master en biophysique l’année dernière et s’est donné un an avant d’entamer un doctorat. Enfin, cela c’était le plan. Mais le voyage change les perspectives et il n’est plus trop certain de vouloir poursuivre ses études.

Nos deux guides, Prakash et Denize, nous expliquent les consignes : Interdiction de parler à voix haute et pas de vêtements de couleur rouge, jaune ou blanche. Dans le parc, si l’on se retrouve face à un rhinocéros, courir et si possible grimper à un arbre. Si c’est un tigre, lui faire face et reculer doucement sans le perdre des yeux. Je n’entends pas la consigne concernant les éléphants, mon imagination reste bloquée sur le face-à-face avec le tigre. Je vérifie mon matériel : couteau, lunette de soleil, appareil photo, GoPro, jumelles, casquette et un bâton de bambou que Prakash me tend. Mon imagination, plutôt fertile, me fait imaginer que je le fracasse sur le museau d’un tigre en pleine charge. Nous embarquons 4 litres d’eau chacun, le déjeuner et nous partons.

Une fois les formalités d’entrée effectuées, nous nous enfonçons lentement dans les profondeurs du parc. Très vite la savane fait place à une forêt assez clairsemée. Les preuves de la présence du fauve se font de plus en plus nombreuses : empreinte de pas bien sûr, mais également trace de griffes sur le tronc des arbres, ou marquage de territoire le long des sentiers : le tigre creuse le sol de sa patte et urine sur la saignée ainsi faite. La fréquence de ces marques ne laisse aucun doute : le sentier est extrêmement fréquenté par le fauve. Denize m’explique que cette zone est le territoire de 3 tigres : un mâle et deux femelles. Çà et là, nous tombons sur les traces d’autres occupants de lieux : plumes de paons sauvages, excréments de rhinocéros ou d’éléphants. Au bout de deux heures, nous nous arrêtons près d’une rivière au pied d’un arbre. L’autre rive est bordée par de hautes herbes. La chaleur devient étouffante. Denize grimpe dans l’arbre et s’endort derechef dans les branches. Prakash reste aux aguets. Moins d’une heure après, j’aperçois mon premier tigre. Il est tranquillement en train de boire. Je l’observe à la jumelle. La bête est massive. Il se dégage d’elle une impression de force tranquille. Dans ma tête tourne cette idée : je suis à pied à moins de 100 m d’un tigre. Seule la rivière nous sépare. Mais un tigre cela nage. Denize se réveille un peu dépité de ne pas l’avoir. Il nous propose de continuer à nous enfoncer dans le parc mais nous prévient : cela devient plus risqué. Max et moi n’hésitons pas une seconde : go ! go ! go !

La marche reprend le long de la rivière. Un peu plus en amont, le sentier rejoint le lit du cours d’eau. Je sens une tension silencieuse chez Prakash qui marche juste devant moi. Il observe longuement les alentours à la jumelle et dans un souffle m’indique que l’on va traverser. Joignant le geste à la parole, il retire ses chaussures et retrousse son pantalon.

De l’autre côté, la forêt a laissé la place à de hautes herbes, plus de deux mètres par endroit. Le tigre pourrait être juste à côté de nous sans que nous ne puissions le voir. Malgré moi et alors que nous progressons silencieusement, le bâton en avant afin d’écarter les herbes, je me refais la scène des raptors dans « jurassic parc » : lequel d’entre nous va disparaître happé par le fauve ? Plus tard dans la journée, nous apercevons un couple de rhinocéros, presque totalement immergés, à la recherche d’un peu de fraicheur. Puis un second tigre, un énorme mâle à l’oreille ébréchée, également plongé dans l’eau. La progression continue. La chaleur devient intenable. Nous prenons le déjeuner à l’abri d’une haute tour de bois placée au milieu d’une vaste étendue de savane, poste d’observation idéal. Il y fait également plus frais qu’en bas. Nos guides s’endorment tous les deux. Puis c’est la longue marche de retour. La traversée de ces hautes herbes de nouveau. Le soleil darde, je transpire toute l’eau que je bois. Nous arrivons au point de passage sur la rivière. Comme la première fois, Prakash observe longuement les alentours. Puis me fait signe de traverser. Mais j’ai définitivement trop chaud et sans une hésitation j’enlève mes vêtements, ne gardant que mon caleçon, et j’imite le tigre aperçu quelques instants auparavant : je m’immerge dans l’eau. Max me rejoint quelques minutes après. Denize continue. Je comprendrai plus tard qu’il est allé se poster dans une seconde tour d’observation d’où il peut surveiller les alentours. Prakash nous attend sur la berge. Il transpire à grosses gouttes. Je l’appelle : viens te baigner. Il me répond que non, j’insiste. Mais il ne veut pas… la rivière n’est pas assez profonde à cet endroit, le tigre pourrait attaquer facilement. A moitié rassurés, nous en plaisantons avec Max. Mais à cette heure-ci le tigre est comme nous : il prend le frais dans la rivière quelque part en amont.

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