Pensées vagabondes, Presse

Le retour

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Article paru dans le RT Magazine N° 64

Partir, beaucoup en rêve. Certains le font. Tous les voyageurs vous le diront, les deux moments les plus difficile du voyage sont la décision de partir et le retour. Mais au final revient-on jamais d’un grand voyage ?

« Cent raisons vous appellent à partir. Vous partez pour toucher des identités humaines… Vous partez pour rencontrer les formes changeantes de la foi. Vous partez parce que vous êtes encore jeune et avide de stimulation… vous partez parce que vous êtes vieux et que vous avez besoin de comprendre quelque chose avant qu’il ne soit trop tard. »

Nicolas Bouvier l’a écrit, il y a 100 raisons de partir. Certains partent 6 mois, d’autres 1 an et quelques-uns plusieurs années. Mais, un jour ou l’autre, il y a toujours un retour. Retour vers ses amis, retour chez soi, retour à la vie « normale ». Ce retour, personne ne l’envisage au départ ; ni même, le plus souvent, durant le voyage, sauf peut-être dans les dernières semaines. J’imagine que certains l’attendent avec impatience. Ceux que la route a un peu trop usés. Ceux que le voyage a un peu trop défaits et essorés.  Pour d’autres, au contraire, l’idée de ce cheminement inversé provoque cauchemars et nuits blanches. L’anxiété s’installe, brulante, oppressante. 

Ah, mais je vous entends d’ici. Comment ? Quoi ? Ils sont partis en vacances pendant des mois et se plaignent de devoir travailler en rentrant ? Quelle rigolade ! 

Oui, d’une certaine manière vous avez raison. Certes, nous sommes partis durant des mois, voire plus. Certes, nous avons visité des endroits magnifiques. Certes, notre quotidien a été peuplé de rencontres improbables et inoubliables. Certes, nous n’avons pas eu à affronter la routine usante du fameux métro-boulot-dodo. 

Mais chaque médaille a son revers, chaque yin a son yang. Et voyager, c’est affronter des mois d’inconforts et de routes infernales. C’est se coucher le soir les muscles et les os endoloris. Bien souvent, le quotidien n’est que sueur et poussière. Peur également. Nous devons braver des réalités auxquelles le monde occidental ne nous a pas préparés : la misère, la faim, la soif, la puanteur. Et même la mort. Certains d’entre nous connaissent la maladie, les intoxications alimentaires, parfois sévères, les accidents et les blessures. Il faut alors s’adapter. Et serrer les dents en attendant que cela passe. Parfois, le découragement nous envahit. La solitude aussi. Et puis nous avons notre quotidien parfois fastidieux : formalités administratives, demande de visas ou de nouveau passeport, négociation des taux de change, quête d’eau potable, réparation du matériel, recherche de pièces détachées pour notre monture. Et tout cela dans des conditions climatiques parfois rudes : froid extrême de la haute montagne, ou au contraire chaleur et humidité des régions équatoriales. Il ne faut pas oublier le vent, la foudre, les pluies torrentielles, le sable, les pierres, les animaux sauvages. Avec pour seul abri une fragile tente de toile. 

Après tout cela, rentrer n’est pas facile. Autant, l’immersion dans la vie nomade est progressive, autant le retour est abrupte, chute brutale dans une vie qui est la normale pour la plupart, mais qui semble n’être qu’une réalité alternative à nous autres voyageurs. 

Pour mon ami, Luc Cotterelle, cela a été violent. Il y a eu cette autoroute d’abord. Pour lui, elle reste le symbole d’une brutale accélération du temps. Le passage d’une époque où chaque personne croisée était l’occasion d’un échange, ne serait-ce qu’un regard, à une sorte de frénésie insensible. Il s’est arrêté tremblant au bout de la voie d’accélération, incapable de rejoindre cette rationalité moderne. Il n’est pas rare que le voyageur n’ait alors qu’une seule envie : celle de faire demi-tour et de repartir.

Pourtant, il faut bien rester. Impératif d’argent bien souvent. Nicolas Bouvier a dit « La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la remplir ». Oui, mais la remplir avec quoi ? Telle est LA question à laquelle doit répondre le voyageur à la fin de son errance volontaire.

Il commence par la remplir en la comblant de ses amitiés. C’est à la fois agréable et difficile. 

Agréable parce qu’après des mois, voire des années de relations certes intenses, mais éphémères, retrouver un vrai lien social est un peu une nécessité vitale. 

Difficile, parce que le décalage est grand. Il y a d’abord le décalage temporel. Luc parle de relativité du temps. Nous retrouvons une réalité qui bien souvent nous semble être la même qu’à notre départ. Luc est parti presque 3 ans. Pourtant son voyage lui a paru durer une vie tellement il a été intense. A contrario, ses amis, ceux qu’il avait quittés et qu’il retrouvait, lui paraissaient n’avoir vécu que 6 mois dans le même laps de temps : même routine, mêmes tracas, en un mot, même vie. Pour eux, rien n’avait changé et une journée d’il y a 3 ans était étrangement identique à la journée présente. 

Mais au-delà de ce décalage temporel, il y a le décalage de l’être. Ceux qui sont restés n’ont pas changé. Celui qui revient est une autre version de lui-même. Une sorte de jumeau. Et puis aussi, il a envie de partager, de raconter. Mais comment partager l’inénarrable ? Comment partager la fureur de vivre ? C’est quasiment impossible. Certaines amitiés se délitent et c’est avec une certaine tristesse que le voyageur voit son bateau dériver loin de ses affections d’antan. Pour les autres, ceux qui restent sur la berge, c’est bien souvent l’incompréhension. 



Le voyageur entre alors dans une période de blues. Il est tout à la fois ici et ailleurs. Schizophrénie bien particulière. D’un côté, il goûte, savoure le confort retrouvé. Tout lui semble si facile ! Mais d’un autre, très vite la routine lui pèse. Et il commence à dépérir, devenant irritable, parfois même agressif et il se réfugie dans une forme de solitude volontaire.

Mais au final, le désir de partage reste impérieux. Luc a trouvé un viatique en réalisant un magnifique film que je vous recommande : « Terre propice ». C’était une manière pour lui de retarder le retour. De rester dans le voyage. Pour ma part, j’ai écrit un livre, mais cela m’a pris 10 ans pour que cela ressorte. Durant cette phase, le contact avec d’autres voyageurs est bien souvent salutaire. Entre nous, nous nous comprenons : nous avons vécu la même chose. Personnellement, j’aime conseiller des petits jeunes, ou moins jeunes qui se préparent à partir. Une manière comme une autre, là encore de partager et de transmettre le flambeau. 

Très prosaïquement, au-delà de remplir sa vie, il arrive toujours un temps où il faut remplir son compte en banque. La solution la plus commode est de recommencer sa vie d’avant et de retrouver un travail dans son domaine de compétence.  Je ne vais pas vous le cacher : c’est dur, très dur même. Dans ces cas-là, il peut être salutaire de changer d’employeur – je parle pour ceux qui ont pris une année sabbatique.
Mais pour certains, à l’instar de Luc, cette option n’est pas concevable. Vient alors cette question lancée à la manière d’une plaisanterie, mais oh combien sérieuse : que vais-je faire quand je serai grand ? Luc y a répondu en suivant une formation d’apiculteur, et désormais, en aménageant une bâtisse isolée à 1200 m d’altitude en Chartreuse, sans aucune commodité moderne.


Mais est-ce à dire que tous les retours sont aussi difficiles ? Il existe des exceptions notables. Cela a été le cas pour Jérôme. Ex-motard voyageur converti à la petite « petite reine », il est parti durant deux ans à vélo jusqu’au Japon. Il est revenu un 24 décembre. Période idéale, pour retrouver sa famille puis ses amis. Immédiatement après, et malgré ses 44 ans, il a passé le concours d’infirmier. Ce nouveau projet lui a permis de passer d’une intensité à une autre, certes différente, mais qui l’a, de facto, placé hors de sa zone de confort. Dans les deux cas, il a dû affronter la nouveauté et surmonter un nouveau défi. Avec ses amis, globalement cela s’est bien passé. Mais a contrario de la plupart des autres voyageurs, il avait déjà l’expérience de ce décalage, de par une grosse expérience antérieure de la vie en expatriation. 


Pour Maral l’Iranienne, le retour a été marqué par une nouvelle vie au sens littéral du terme : elle a accouché moins de 3 mois après son retour. Sa trajectoire est remarquable, elle est passée d’une vie de businesswoman, à celle de voyageuse pour enfin mener le plus beau projet qu’il soit : être mère. Pourtant, malgré cela, elle m’a confié avoir mis du temps à vraiment ne plus ressentir ce sentiment de dédoublement : être tout à la fois chez soi et ailleurs, quelque part sur la route. 



En guise de conclusion, ami lecteur, je terminerai par ce petit texte extrait de mon livre, le bandana bleu : 

 « Le voyageur lorsqu’il revient n’est plus celui d’avant. Même s’il est là parmi vous en train de rire, de boire ou de manger, une partie de lui-même sera toujours ailleurs, sous d’autres contrées, quelque part sur la route. 

Le voyageur est un infidèle. Il peut vous quitter du jour au lendemain sans un mot et partir sans se retourner.

Le voyageur est un fidèle qui vous garde dans son cœur à jamais. Il peut revenir s’asseoir à votre table pour reprendre une conversation entamée dix ans auparavant comme si de rien n’était.

Le voyageur est un terrestre, profondément ancré sur cette terre dont il a appris à goûter la moiteur, les odeurs, la sécheresse et les blessures. Il a un besoin physique de sentir l’argile ou le sable sous ses pieds, dans ses mains rendues calleuses par les kilomètres. 

Le voyageur est un junkie de l’émotion. Il lui faut sa dose, son shoot, sinon il est en manque, il déprime, il se meurt. La vie lui paraît alors fade, sans saveur, sans relief, désespérément terne.

Le voyageur est un nomade, il n’habite nulle part, il se contente d’aller. Et même si d’aventure il se fixe pour quelque temps, sachez qu’il repartira un jour. »

Maral, plus de deux ans après son retour, n’a toujours pas défait les sacoches de sa moto.

Crédit photos : Luc (je ne le présenterai pas, il est connu désormais… mais un super mec), Maral (l’une des femmes les plus étonnantes que je connaisse), Jérome (mon “maitre”, c’est lui qui m’a appris et soutenu lors de mes premiers tour de roues en Afrique. Un véritable aventurier dont la vie pourrait remplir qq bouquins. Inutile de le chercher sur les réseaux… il n’y est pas.) et moi-même.

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