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Un nouvel article paru il y a quelques mois dans Road Trip Magazine (le Numéro 53)… si, si, il faut l’acheter 😉
En 1954, Issa Omidvar et son frère Abdullah partaient aux guidons de leur Matchless de 500 cc pour un tour du Monde qui durera 10 ans. A Téhéran, j’ai rencontré Issa. Il est sans doute, avec son frère, l’un des derniers explorateurs encore vivants. Le dernier des Mohicans.
Une voiture arrive, Issa me saisit le bras, non pas à la recherche d’une quelconque aide ma part, mais au contraire pour m’aider à traverser. Je suis surpris par la force de sa poigne, mais je le suis sans protester. Nous marchons jusqu’à sa voiture, garée à deux pas de là et Issa s’installe au volant. Il démarre aussitôt et s’insère sans hésitation dans la circulation chaotique de Téhéran en direction du musée qui porte son nom : le musée Omidvar. Je l’observe quelques instants en silence avant d’oser la question qui me taraude :
- Quel âge avez-vous ?
Je vois se dessiner sur son visage, un sourire malicieux que j’aurai l’occasion d’observer encore à de multiples occasions durant cette journée que nous allons passer ensemble.
- Quel âge me donnes-tu ?
La conversation se déroule en Anglais, donc nul vouvoiement ou tutoiement. Mais si elle avait eu lieu en Français, je pense que naturellement je l’aurais vouvoyé. Et tout aussi naturellement, il m’aurait répondu en utilisant le tutoiement. Je fais mes calculs. Il est parti pour son tour du monde en 1954, il y a 65 ans. Il avait donc au minimum 20 ans.
- 85 ans ?
- Plus !
- 90 ?
- Environ !
C’est la seule réponse que j’aurai : environ 90 ans. Cela me laisse rêveur. Il y a 65 ans, 20 ans avant Ted Simon, cet homme partait pour un tour du monde de 10 ans à moto. Qui d’autre avant eux avant eux ont tenté, et accompli, une telle aventure ?
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En 1951, l’université de Téhéran ne comporte pas de département « ethnologie », la passion d’Issa et de son frère. Qu’à cela ne tienne, ils décident que le meilleur moyen d’étudier ces populations primitives est d’aller à leur rencontre. Leur préparation durera 3 ans, durant lesquels Abdullah s’entraine en parcourant les côtes Iraniennes à la rame. Issa quant à lui, enfourche un vélo durant 4 mois et va jusqu’en Turquie en passant par l’Irak et la Syrie. La moto s’impose d’elle-même comme moyen de transport : à la fois économique et facilement transportable d’un continent à l’autre. Ils importent donc deux Matchless 500 cc d’Angleterre et s’élancent sur les routes en aout 1954 avec 180 dollars en poche. A cette occasion, leur père écrit ces lignes sur leur livre d’or : « Je ne peux qu’être malheureux à l’idée de ne peut-être jamais revoir mes fils, mais je les laisse partir pour la gloire de l’Iran avec la certitude qu’ils réussiront dans leur projet. » Ali Akbar Omidvar.
Mais les voyages sont toujours source d’imprévus. Les routes de l’époque ne sont parfois que de périlleux sentiers au travers des montagnes et dès la seconde journée, la fourche d’une des motos casse. Ils réparent et quelques jours après reprennent la route en direction de Kaboul. Ils y présentent pour la première fois leur exposition culturelle sur L’Iran : une cinquantaine de photos grand format et quelques objets artisanaux qu’ils transportent avec eux. C’est tout à la fois un moyen de gagner un peu d’argent et de rencontrer des personnalités officielles : un peu plus loin en Inde, ils rencontrent ainsi entre autres Jawaharlal Nehru, alors Premier ministre, ainsi que Sherpa Tenzing qui est depuis un an à peine, le premier homme à avoir réussi à atteindre le sommet du mont Everest.
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Issa s’arrête devant l’entrée du parc Sa’dabad, qui fut l’endroit où vivait le Shah et sa famille avant la révolution islamique. C’est là que se trouve le musée retraçant l’épopée d’Issa et de son frère. Il est interdit d’y entrer en voiture et il faut normalement utiliser des petits trains circulant dans le parc. Ou bien marcher. Mais Issa est une personnalité ici et nous avons le droit à une voiture particulière avec chauffeur. Arrivé au musée, je réalise que l’interview va être difficile : Issa est immédiatement entouré par les visiteurs présents, exclusivement iraniens, qui le bombardent de questions. Une jolie jeune femme, la vingtaine, lui demande presque timidement si elle peut être prise en photo à ses côtés.
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Après 8 mois passés en Inde, ils gagnent Ceylan, l’actuel Sri Lanka. Le débarquement des motos est épique : ils n’ont pas assez d’argent pour payer les porteurs. Ils doivent donc se débrouiller seuls. Ils confectionnent une sorte de radeau à l’aide de morceaux de bois flottants sur l’eau et c’est ainsi qu’ils gagnent la côte sous les hourras de la foule assemblée. Par la suite, après avoir remonté l’Inde du Sud au Nord, ils continuent lentement leur progression vers l’Est. Cela leur donne l’occasion de constater les dégâts de l’empreinte de l’homme sur la nature dans cette région, déjà à l’époque, surpeuplée. Le voyage n’est pas sans embuches. Les routes incertaines, voire inexistantes. Les stigmates de la Seconde Guerre mondiale sont encore présents partout. Les Japonais ont détruit la plupart des ponts et routes. Il leur faut à plusieurs reprises utiliser des troncs afin de traverser les rivières. Ceci sans avoir l’absolue certitude d’être dans la bonne direction : ils n’ont aucune carte et encore moins de GPS ! Il leur faut également affronter les bandits de grand chemin, alors très fréquents et pourvus d’armes de guerre. On leur recommande de ne voyager qu’en convoi et d’adopter les costumes des autochtones et en particulier leurs couvre-chefs ! Mais il en faut plus pour les arrêter. En Malaisie, ils sont placés en quarantaine avant d’être les invités personnels du président.
C’est en Australie qu’ils ont l’opportunité d’étudier leur premier peuple primitif : les Aborigènes. Mais pour cela, encore faut-il arriver jusqu’à eux. Cela s’avère impossible avec les motos. Ils louent donc les services d’un chamelier. Les motos sont démontées et chargées en morceaux sur les chameaux. Mais au bout de quelques heures de progression, les bêtes deviennent peu à peu inexplicablement incontrôlables. Sous l’effet de leurs bonds désordonnés, un des klaxons se met en court-circuit et c’est alors la débandade complète. Les animaux s’emballent emportant les précieuses motos qui finissent par se décrocher bout de plusieurs centaines de mètres de courses en furie. Issa et Abdullah comprennent alors la raison de cette débâcle : sous le soleil ardent, l’acier des motos est devenu si chaud, qu’il brulait la peau de leur porteur.
Un peu plus loin aux Philippines, alors qu’ils arrivent à la nuit tombée dans un village, ils assistent à une scène proprement incroyable. Une foule menaçante entoure un soldat japonais lequel serre nerveusement son arme entre ses mains. En voyant les motos, britanniques, des deux explorateurs, il est persuadé se trouver devant l’ennemi. Cela fait des années que lui et ses hommes errent dans la jungle environnante. Personne ne les a avertis que la guerre est terminée depuis 10 ans !
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Vers midi, Issa et moi partons déjeuner au restaurant. Fariba, la conservatrice du musée, nous accompagne. Elle est adorable quoique de prime abord assez austère avec son voile posé de manière stricte sur les cheveux. Pas une mèche ne dépasse, contrairement à la plupart des Iraniennes que j’ai fréquentées jusque-là et qui le portent bien souvent de manière minimaliste : posé le plus en arrière possible des cheveux. Je laisse Issa choisir mon plat. Il passe de l’anglais au Farsi avec une aisance déconcertante. Il explique à Fariba, non sans une certaine malice, me semble-t-il, que si nous étions en France, nos verres seraient pleins de vin au lieu d’eau.
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Après les Philippines, ils regagnent le continent. A Saigon, ils sont accueillis par le ministère des Affaires étrangères avec une gerbe de fleurs. Au Vietnam, ils sont reçus par le président et sa femme. En Thaïlande, ils ont les honneurs d’une interview télévisée de 35 minutes à la suite de laquelle ils reçoivent des centaines de sollicitations. Une jeune femme en particulier leur laisse plusieurs messages sollicitant une rencontre. Ils n’ont guère le temps d’y prêter attention et se consacrent entièrement à l’organisation de leur prochaine exposition de la culture iranienne. Ils en sont aux dernières mises au point quand une élégante jeune femme, dont les lunettes noires couvrent entièrement le visage, les aborde dans un anglais parfait. Sa beauté ne les laisse pas insensibles et sa connaissance de la culture iranienne les surprend. Elle se montre très enthousiaste de leur aventure, mais repart, s’enfuit presque, lorsqu’elle voit les organisateurs de l’exposition arriver vers eux. Issa et son frère ont à peine le temps de la voir s’engouffrer dans une grosse voiture noire avec chauffeur. Intrigué, ils se demandent qui peut bien être cette belle et mystérieuse inconnue, mais l’oublient bien vite, pris dans les mondanités de l’exposition. Quelques jours plus tard, un coursier leur apporte une missive cachetée. En l’ouvrant, ils découvrent, non sans surprise, une invitation à déjeuner provenant de la mystérieuse inconnue qui n’est autre qu’une princesse de la famille royale thaïlandaise.
Après la Thaïlande, le Japon. Puis, ils s’envolent vers le continent américain qu’ils abordent par l’extrême Nord en 1957. L’avion d’une compagnie minière les mène auprès des Inuits avec lesquels ils restent vivre durant 4 mois. Ils y apprennent à construire un Igloo et à sauter au trampoline pour chasser le phoque. En effet, dans cet univers de glace, il n’y nul point en hauteur afin de pouvoir observer au loin. Alors les esquimaux ont développé une technique assez amusante. Un groupe d’homme tend une toile faite de peaux de phoques permettant à l’un d’entre eux de sauter en l’air, comme il pourrait le faire sur un trampoline, afin d’observer les alentours.
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Je regarde Issa pendant qu’il me raconte ses aventures. J’ai du mal à réaliser qu’il a 90 ans. Je le lui dis. Il me répond, avec son sourire malicieux, que les années en voyage sont des années durant lesquels on cesse de vieillir. Je lui demande ensuite s’il a déjà eu peur. Le sourire devient rires et il me répond : « souvent ! ». Comme un enfant, je lui réclame une histoire.
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Ils arrivent en Colombie vers la fin 1958, après avoir traversé le continent Nord-Américain du Nord au Sud, non sans avoir été chercheur d’Or au Klondyke durant quelques temps afin de financer la suite de leur voyage. C’est là qu’ils décident de monter une incursion au plus profond de la jungle Amazonienne. Des canoés remplacent avantageusement les motos. C’est une véritable expédition : 4 porteurs et plus de 500 kg d’équipements, de nourritures, mais également de petits cadeaux destinés à faciliter les échanges avec les autochtones. Leur premier contact est avec la tribu des Yaguas. Ils restent deux mois avec eux, avant de se décider à entreprendre ce qui restera sans doute leur plus dangereuse expérience : prendre contact avec la plus crainte de toutes les tribus amazoniennes, les Jivaros réducteurs de tête. Tous, indiens compris, leur déconseillent cette aventure. Juan, un de leurs amis les avertit : « L’occupation favorite des jivaros est de réduire les têtes et en particulier celles des hommes blancs. J’en ai vu plus d’un partir comme vous. Aucun n’est revenu ! »
Mais ils sont têtus et prennent le départ en mars 1959. Juan leur donne une petite bible au moment des adieux. Durant deux semaines, ils remontent la rivière Putumayo jusqu’à sa partie péruvienne. La navigation est de plus en plus difficile. La rivière de plus en plus étroite et la jungle de plus en plus touffue. Un soir, en débarquant, ils aperçoivent deux flèches plantées dans le sol. Une sourde appréhension envahit le cœur des deux frères alors que la nuit tombe. L’appréhension devient panique lorsque l’un des porteurs entreprend d’allumer un feu. C’est le meilleur moyen d’avertir les Jivaros de leur présence et le feu est vite étouffé. Le lendemain, sur le canoé, Abdullah plaisante :
- Mes cheveux sont plus clairs que les tiens. Ils vont commencer par ma tête. Il faudra que tu patientes !
Finalement, non sans craintes, ils arrivent à prendre contact et à se faire accepter grâce à leurs cadeaux. Les cigares sont particulièrement appréciés. Durant deux semaines, les choses se passent plutôt bien. Ils arrivent à négocier deux Tsantzas : des têtes réduites. Le chef refuse néanmoins de leur laisser une tête dont la particularité réside en ses cheveux blonds. Un soir, les choses dégénèrent brutalement. Un bébé est né et c’est la fête depuis deux jours. Les indiens sont sous l’emprise des feuilles de coca et de l’alcool. Les danses se font de plus en plus sauvages, primitives, tribales. La violence monte. L’ambiance devient pesante, effrayante. A la faveur de la nuit, Issa, Abdullah et les porteurs chargent discrètement leurs embarcations. Prenant conscience que quelque chose se prépare, quelques Jivaros commencent à les entourer lances à la main. Les deux frères sont tétanisés par la peur, mais réussissent à fuir avant que les autres indiens n’arrivent. En revenant en ville, ils prennent conscience que la tête aux cheveux blonds était sans doute celle d’un Allemand disparu quelques temps auparavant.
Ils reprennent le cours de leur voyage vers l’extrême sud de l’Amérique. Ils mettent le pied en Antarctique en se joignant à une expédition scientifique Chilienne. C’est du reste au Chili que Abdullah rencontre celle qui deviendra sa femme. Après les Amériques, les frères gagnent l’Europe. A Paris, Citroën leur offre une deux chevaux. Ils arrivent finalement en Iran en 1961, sous les honneurs, après 7 ans d’aventures. Trois mois plus tard, ils repartent au volant de la Citroën. L’Afrique les attend. Ils y resteront 3 ans.
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Le repas se termine. Je regarde Issa perdu dans ses souvenirs. Je me risque à une question : Durant vos voyages, vous n’avez jamais eu envie de vous arrêter quelque part comme votre frère, pour une femme. Il me répond :
- Non, parce que sinon le voyage se serait arrêté.
Je poursuis :
- Et parmi tous ces présidents, rois et autres que vous avez eu l’occasion de rencontrer, quelle est la personnalité qui vous a le plus marquée ?
- Koon Tao !
- Koon Tao ! Qui est Koon Tao ?
Il me regarde. Toujours ce sourire. Je comprends alors que Koon Tao, c’est la belle princesse thaïlandaise. Il finit par me confier que des années après et alors qu’il se rendait au Chili pour voir son frère, il a fait un détour par New York pour le simple plaisir d’un diner avec elle. Je n’ose lui en demander plus, mais j’ai la sensation que quelque part sur la route, au détour d’un chemin, à la lisière d’une aventure, le vieil explorateur a laissé son cœur.
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